Pierre Alferi | James et Blanchot
I. Influence.
Jeu de l’esprit, vain labyrinthe : de l’aveu même de Henry James, La source sacrée déçoit ceux qu’elle intrigue comme une curiosité. Dénué de pittoresque, sans l’ombre d’une action, sollicitant par soixante mille mots un sujet qu’il aurait dû plaquer après le quinze millième et que le dénouement, sans rien dénouer d’ailleurs, escamote honteusement, le récit donne carte blanche à un narrateur anonyme qui partage par intervalles la méfiance qu’il inspire. Ce doute insinué dans le coeur malin du récit le rapproche du Tour d’écrou, narré par une gouvernante exaltée, et confirme l’hypothèse de Maurice Blanchot selon laquelle, au-delà des sujets dont James s’emparait pour s’en repaître et les plaquer avant même d’en écrire, son vrai sujet est la divine pression de la narration : cette pression que la gouvernante fait subir aux enfants pour leur arracher leur secret et qu’ils subissent peut-être aussi de la part de l’invisible, mais qui est essentiellement la pression de la narration elle-même, le mouvement merveilleux et terrible que le fait d’écrire exerce sur la vérité, tourment, torture, violence qui conduisent finalement à la mort où tout paraît se révéler, où tout cependant retombe dans le doute et le vide des ténèbres. Nulle mort ici, nulle révélation apparente pour atténuer la chute finale dans le doute autour duquel tournait le livre, mais il illustre, si l’on peut dire, d’une façon éclatante cette autre remarque de Maurice Blanchot, que la littérature est faite essentiellement pour décevoir.
Du moins racontable des romans de James, qui ne le sont guère, on peut écrire le synopsis en quelques phrases. Invité à une fête dans une maison de campagne, le narrateur voit son attention attirée par un couple qu’il croyait connaître, or Grace Brissenden a, contre toute attente, gagné en grâce juvénile tandis que son époux plus jeune, le pauvre Briss, a prématurément vieilli. D’autre part un idiot, Long, les écrase tous par son intelligence. D’où lui vient-elle ? Le narrateur — nommons-le X — se figure que la beauté de Grace fut payée par la déchéance de Briss, il se met donc en quête de la source vivante où Long a puisé son brio, et croit la découvrir en la personne de May Server, au nom prédestiné encore, qui aurait servi Long dans une liaison secrète : naguère femme charmante, elle paraît en effet défaite, coquille désormais vide. Le gros du récit, X le passe à étayer sa conjecture en d’acrobatiques palabres. (Un article de l’époque accusa James de faire dépenser à son narrateur, pour un résultat oiseux, plus d’énergie intellectuelle qu’il n’en fallut à Kant pour écrire la Critique de la raison pure.) Finalement Grace, dont il a fait sa confidente, ruine son château de cartes, son palais de pensée : Long est toujours idiot, dit-elle, il n’a pas de liaison avec May Server mais avec une autre, et vous, mon cher, vous êtes fou. X aurait-il rêvé, aurait-il négligé de " s’assurer de l’effet " , comme le recommandait Fontenelle, " avant que d’en chercher la cause " ?
Rebutant, alambiqué, La source sacrée l’est parce que s’y distille le sujet de la grande trilogie qui suit, dont il est le laboratoire clandestin : dernier roman de l’étonnement ou de la curiosité (bewilderment), ici plus que jamais douloureux, déceptifs, mais qui seront souverains chez des consciences sublimes — Strether des Ambassadeurs, Maggie de La coupe d’or, Milly des Ailes de la colombe, — il est aussi le premier roman de l’intelligence pure ou de la vie intelligible (appreciation). On y parle méthodes et lois, sous une forme empruntée parfois aux sciences de la nature (Il y avait une loi saine en vertu de laquelle on pouvait toujours se reposer davantage sur la densité des gens que sur leur pénétrabilité). La principale ressortit à la dynamique des fluides vitaux, une bien étrange loi de l’influence : la vie peut secrètement se communiquer d’un individu à un autre. Cette loi est assortie d’un corollaire économique : tout se paye, et là où l’un gagne, nécessairement un autre perd — le sacrifié fait jaillir la source sacrée où s’abreuve le sacrificateur. Grâce à une perception quasi médiumnique il est donc possible de remonter le cours de l’influence. Mais, primo, la causalité n’est pas mécanique parce qu’est transmis un élément subtil, une potentialité, moins que la vie biologique une essence de la vie, comme dans le vampirisme. La beauté, chez Grace, qui s’épanouit en un surcroît prodigieux, va plus loin que la décrépitude correspondante de son mari ; c’est une aura hyperphysique, presque spirituelle déjà. Et puis la source n’est pas une vulgaire fontaine de jouvence ; l’intelligence, qui vient à Long en laissant un zombie là où fleurissait May Server, est la forme suprême de la vie, dont elle se détache peut-être, mais qui continûment s’épand. Il faut donc reformuler le corollaire économique : au jeu pervers de l’influence, on peut gagner plus qu’on ne reçoit, mais on ne peut perdre moins qu’on ne donne. Secundo, en disant que là où l’un gagne en puissance vitale, un autre doit perdre, on sent bien que l’on a franchi un cap, qu’on est entré dans la fiction, qui prolonge au-delà d’elles la ligne des hypothèses vérifiables. La tâche d’X ne s’en trouve pas facilitée. D’une part, la subtilité de l’élément fait qu’il s’évapore à la fin sous le regard incrédule du chimiste amateur. D’autre part, sa propre intelligence prend fatalement ce pli où l’étendue de l’étonnement — range — tourne à la rage, et la parole, par cette pression dont parle Maurice Blanchot, cette impatience, force les apparences. Cependant la tâche d’X reste cruciale, nul doute que James y a projeté la sienne propre : rien de plus réel que cet élément — vie dans ses formes transmissibles, susceptible de chutes et surcroîts d’intensité — , et rien de tel, pour s’en faire la science, que la fiction, vision de la vie comme obsession. Rappelons-nous que l’obsession ne signifie que la vue saturée, assiégée ; quant à la vie, il s’agit de celle contingente qui noue des situations, des sujets de récit, où s’exposent de petites différences d’impression.
II. Le secret, la subtilité.
Que signifie donc l’échec apparent du récit et de son narrateur ? Il semble d’abord témoigner d’une autonomie acquise par l’intelligence au sein de la vie où elle s’est épanouie. " Dans ce roman, écrit Edel, James explore " le rôle essentiel de l’intelligence " dans les démarches de la psychologie moderne. " Il la montre excroissante, monstrueuse, chez l’idiot Long qu’elle orne soudain comme le champignon d’une nuit, et chez X surtout autarcique, échafaudant, complétant ses peintures mentales, croyant parfois produire les événements qu’il devinait. La vie se venge alors en suivant son cours imperturbable, en prenant l’intelligence à revers. De fait, nul n’a su aussi bien que James incarner le sentiment de passer à côté de la vie en des consciences reléguées, passives quoique souverainement intelligentes. Ce " quoique " est un " parce que " . Il est, ce sentiment — confié une après-midi d’été dans un jardin parisien par un ami de James, l’écrivain James Dean Howells, à un autre, Sturges — le point de départ des Ambassadeurs, le signe particulier de son héros Strether et sans doute, pour une part, de son auteur. Dans ses romans, l’indice de cette séparation, qui n’a rien de paradoxal et illustre cette vérité de bon sens qui veut que toute l’intelligence du monde puisse être prise en défaut par un accident de la vie, est aussi le thème le plus rebattu de leur glose : le secret. Il y a toujours un secret, on tourne toujours autour du pot — ce mot fait leitmotiv. Toujours sexuel bien entendu (Long a couché avec May, Chad avec Madame de Vionnet, Kate avec Densher, le Prince avec Charlotte, Miss Merle avec OsmondÆ’), jeté en pâture aux paparazzi de la critique qui iront fouiner dans la jeunesse de l’auteur pour en ramener un traumatisme génital. Mais les vrais lecteurs de James, Maurice Blanchot le premier, ont compris que ce sale petit secret de Polichinelle est un leurre. Et si l’on se laisse prendre au piège, on tombe dans le pathos mystérieux, et l’on a vite fait de prendre la plus intimidante mais la plus dérisoire des poses littéraires, ou critiques. Il ne faut pas faire mystère du secret, il ne faut pas céder à la vieille tentation de la littérature habitée, à l’emphase de la réticence, qui peut être pire encore que celle de l’épanchement. Ressort dramatique, petit clou d’argent, le secret fonctionne avant tout, chez James, comme un signe, à la façon de ces cuillers moirées imitant la vraie proie. Il signifie la virtuelle séparation entre vie et intelligence, soit que l’intelligence continue sur son erre jusqu’au précipice, soit que la vie la relance et lui enjoigne de prendre un pli de plus. Et cette virtualité produit les mille différentielles qui sont la matière du récit. Le secret n’entoure pas une information, au contraire il se cache sous elle. Plus décisif et plus dispersé que le fait scandaleux que James fait miroiter comme un appât, le secret est une nuance qui échappe, nuance infime, couleur moirée, une différence qui passe inaperçue, petite. Et le secret de ce secret — ce qui fait de lui un secret, une chose infiniment précieuse — , c’est que dans cette nuance locale glisse, comme dans le changement de lumière d’une après-midi, l’exacte sensation momentanée de l’élément dans quoi l’on baigne, auquel on reste pourtant, jusqu’à l’avoir senti, tant soit peu étranger : ce que Howells, dans ce fameux jardin, nomma la vie. Il faudra revenir sur l’expérience très singulière que font les personnages au contact d’un secret finalement peu romanesque et radicalement exposé. On voit déjà que, si l’information, à rebours de la logique triviale du secret, n’y joue que le rôle du drapeau indiquant le trou sur un golf, l’intelligence ne saurait répondre au secret par la question. Chez James on ne veut pas vraiment savoir, ou le plus tard possible, d’ailleurs on sait déjà, il arrive seulement qu’on apprenne que l’on savait, alors on est déçu, ou déjà bien serein. On répond par la conversation. La question est une violence en même temps qu’une défaite ; la conversation est un art. James parle de haute voltige. Il faut l’entendre littéralement. D’une part il s’agit de se lancer, en détaillant une impression, en développant une intuition, avec l’espoir que l’interlocuteur aura silencieusement décrit un arc... un autre.... au bout duquel il saura vous récupérer et vous emmener plus loin, ayant anticipé plus que vous ne pouviez le faire. D’autre part il s’agit de parler au-dessus du secret, maintenu pour que jamais ne cesse l’entretien, en évitant à l’interlocuteur d’y tomber et de vous entraîner dans sa chute. Conversation où l’on ne parle pas de choses et d’autres — comme chez Proust — mais toujours de l’unique grande affaire qui occupe tous les personnages, et qu’ils passent sous silence. Tel est le prix de l’excitation, celle de parler sur la base de ces cheminements cachés et de ces références inavouées qui rendent le contenu de la rencontre si différent de sa forme. Explications extraordinaires où les protagonistes s’entendent à merveille par l’intermédiaire de cette vérité cachée qu’il savent qu’ils n’ont pas le droit d’entendre, communiquant réellement autour de l’incommunicable, grâce à la réserve dont ils l’entourent et par l’air entendu qui leur permet d’en parler sans en parler, sur le mode d’une formulation toujours négative, seule manière de connaître l’inconnu que jamais personne ne doit nommer sous peine de mort. James parvient ainsi à mettre en tiers dans les conversations la part d’obscurité qui est le centre et l’enjeu de chacun de ses livres et à faire d’elle, non pas seulement la cause des malentendus, mais la raison d’une anxieuse et profonde entente. Ce qui ne peut s’exprimer, c’est cela qui nous rapproche et qui attire les unes vers les autres nos paroles autrement séparées. C’est autour de ce qui échappe à toute communication directe que se reforme leur communauté. Ostensiblement mise en oeuvre par James, magistralement décrite par Maurice Blanchot, cette dialectique du secret et de l’art de la conversation n’a peut-être pas, pourtant, le dernier mot. Déjà elle se traduit, se modifie en passant sur un autre plan.
Car, si échec il y a, il témoigne aussi d’une séparation virtuelle entre l’intelligence et l’écriture. L’intelligence est une forme de la vie, même s’il peut y avoir mésentente entre la partie et le tout. De la possibilité d’une telle mésentente La source sacrée a fait son sujet, mais l’intelligence y est apparue d’abord à côté de la beauté comme l’un des fluides vitaux transmissibles par influence. Or James, ici comme ailleurs, décrit essentiellement et presque exclusivement l’intelligence de ses personnages. Il se cloître en elle avec méthode, suivant la loi de composition des points de vue : ne jamais outrepasser les limites de telle conscience examinée. Il s’agit de l’intelligence dans son sens usuel, mais en acte : la " suite continuelle de pensées " par quoi Malebranche définissait la vie, appliquées sans relâche, depuis un point de vue borné, à la suite continuelle d’accidents, de désirs, de pensées aussi, où la vie se déploie autour de lui. L’intelligence désigne alors, sur le plan de la composition narrative, le foyer de la vie qu’il s’agit de rejoindre et de décrire. Autrement dit, la séparation entre l’intelligence du personnage et la vie objectée se retrouve analogiquement, d’un plan à l’autre et comme à la deuxième puissance, entre l’écriture comme intelligence et l’intelligence du personnage comme vie objectée. L’écriture, intelligence en acte aussi, court alors après l’intelligence du personnage comme vie objectée, laquelle court après la vie qui lui est objectée. Dans les romans de James, le signe de cette deuxième séparation est encore l’un des thèmes les plus rebattus de leur glose : la subtilité. Trait stylistique trivial devant lequel les critiques tour à tour s’extasient ou perdent leur sang froid : James coupe les cheveux en quatre, ses phrases sont méandreuses, se multiplient, c’est-à-dire accumulent les plis. Cependant la subtilité n’est que l’autre nom du réalisme, esthétique à laquelle James fut rigoureusement fidèle (comme tous les modernistes, comme Conrad et comme Joyce) depuis qu’il démarqua Maupassant, quand le motif est une conscience en acte, intelligent, donc de part en part temporelle et en permanente métamorphose. Subtil est littéralement ce qui se dérobe, frôle continûment une conscience dont l’épuisant travail d’élucidation se trouve lui-même déplacé, emporté par le flux du temps interne. Comme dans le secret, il n’y a là, en foule, que petites différences d’impression, et il faudra aussi tenter de décrire l’expérience singulière qu’en font les personnages. Mais on voit déjà qu’à la subtilité on ne peut répondre par le calcul préalable. On y répond par l’improvisation. Maurice Blanchot a montré en quoi le goût de James pour les plans, les synopsis, loin de livrer une clé de son travail, témoignait d’une peur face à ce qui était, par ce travail dans ce qu’il avait de plus propre, attendu de lui. On peut se demander pourquoi cet art où tout est mouvement, effort de découverte et d’investigation, plis, replis, sinuosité, réserve, art qui ne déchiffre pas, mais est le chiffre de l’indéchiffrable, au lieu de commencer à partir de lui-même, commence par un schéma souvent fort grossier, aux lignes arrêtées, avec sections numérotées ; pourquoi, aussi, il lui faut partir d’une histoire à raconter, qui existe pour lui avant même qu’il ne la raconte. [...] Manifestement, James a peur de son art, il lutte contre l’ " éparpillement "auquel cet art l’expose, repoussant le besoin de tout dire, de " trop dire et décrire" qui risque de l’entraîner à des longueurs prodigieuses, alors qu’il admire avant tout la perfection d’une forme nette. [...] Il y a, dans la forme qui lui est propre, un excès, peut-être un côté de folie contre lequel il essaie de se prémunir, et parce que tout artiste s’effraie de soi. Le calcul préalable est un savoir-faire ; l’improvisation est un art. Elle tente d’épouser le flux des consciences qu’elle explore en une danse à la fois périlleuse et sûre. Il faut imaginer James entrant dans le cabinet où l’attendait Miss Wells, plonger sans bouée dans la phrase, détaillant, nuançant avec une jubilation inquiète mais sans hésitation autre que celle due à ses nerfs, s’il faut en croire la dactylographe, qui pendant les pauses faisait du crochet. Car il dictait, lentement, son premier jet. À la subtilité ne répond pas la complication d’une construction dix fois mise à bas et dix fois remontée, mais l’arabesque d’une seule ligne dévidée, parlée de bout en bout. La vie sous la forme de l’intelligence d’un personnage, il ne la déchiffre peut-être pas, comme l’écrit Maurice Blanchot, mais l’improvise comme s’il la déchiffrait, à la façon de Charlie Parker lisant la partition non écrite d’un chorus. Dans son dernier roman, Le sens du passé, au sujet du héros transplanté dans une autre vie, dans un autre siècle, et déduisant en temps réel ce qu’il convient de faire pour ne pas trahir son exil, James ne dit pas autre chose : Il jouait une pièce de clavecin dont on tournait les pages sous ses yeux — or, de page, point. Cependant la subtilité pas plus que le secret n’a sa raison en elle-même. Elle est encore le signe, proliférant quand le secret se plante au centre pour fédérer mille avatars, de la séparation entre l’intelligence improvisatrice et l’intelligence des personnages comme vie objectée. James ne cesse de demander pardon, non pour la sinuosité, mais au contraire pour le manque de finesse de ses phrases. Ce que voit, ce que sent X à cet instant est trop subtil pour nous, dit-il, nous ne saurions lui rendre justice. Autre leitmotiv, image inversée de la folie du narrateur qui à force de trop nuancer voit des mirages. Renversement inévitable, car les personnages, eux, ont affaire au secret, et s’ils font preuve d’une relative subtilité dans la conversation ce n’est qu’un moyen parmi d’autres pour tourner autour de lui, le maintenir à distance, empêcher que jamais l’excitation ne baisse. Quant à l’écrivain, que le secret n’intéresse qu’indirectement, qui le connaît trop bien et ne s’en sert, avec la conversation, que comme un moyen d’explorer la vie intelligente des personnages, la subtilité est sa grande affaire et sa croix, car par elle et contre elle l’improvisation rebondit, la ligne se dévide.
Le récit semble donc découvrir un système provisoire, où s’agencent deux plans, deux arts et deux signes de séparation. Il semble montrer, sur ces deux plans, la séparation, au terme d’un croisement, entre l’intelligence et la vie dont elle est une partie excroissante. Les deux signes de cette séparation sont le secret et la subtilité. Sur un premier plan, le chassé-croisé de l’intelligence et de la vie passe par le secret dans l’art de la conversation. Sur un second plan, ce chassé-croisé passe par la subtilité dans l’art de l’improvisation. Secret et subtilité renvoient-ils respectivement à l’incommunicable et à l’indéchiffrable dont parle Maurice Blanchot ? En tout cas, ils ne sont pas une qualité de l’objet pour chacun de ces arts, qui bien plutôt les produisent dans leur propre relance, sous leur divine pression. Production du secret pour exciter la conversation, production de la subtilité pour dévider l’improvisation.
III. Ce qui fait la différence.
Le secret qu’il faut taire, la subtilité qui échappe — à ces deux leitmotive s’ajoute dans La source sacrée celui-ci, plus discret : ce qui fait la différence (what makes the difference). Pour le dire en quelques mots, il me semble qu’en examinant de près ce motif on est emmené au-delà, où plutôt en deçà de la dialectique enclenchée par les distinctions précédentes et leur petit système, vers un plan sous-jacent, le seul plan, qui se confond avec la surface matérielle du texte : la séparation, dès le départ douteuse, entre vie et intelligence s’estompe comme encore la distinction des deux plans où elle apparaît, celui des personnages avec l’art de la conversation, celui du récit avec l’art de l’improvisation ; quant au secret et quant à la subtilité, où se porte, comme le suggère Maurice Blanchot, l’ombre de la mort (ou de la loi) sous les espèces de l’incommunicable et de l’indéchiffrable, on peut y voir deux occurrences spectaculaires et négatives d’un phénomène unique que ce nouveau motif — ce qui fait la différence — découvre de façon plus diffuse, mais aussi plus affirmatrice.
Qu’est-ce donc qui fait la différence ? Quelque chose, toujours, de subjectivement adressé. Le leitmotiv a plutôt la forme de ce qui faisait la différence pour elle, pour lui. Une sensation qui est littéralement une crise quoiqu’en elle-même infime, parce qu’elle modifie, retourne une chaîne de sensations souvent très longue, parfois si longue que le monde bascule, comme lorsqu’une seule pièce tombant entraîne une théorie de dominos. Certes, cela se passe de la façon la plus nette autour de la découverte d’un secret : par la vision d’un couple qui ne se sait pas regardé — scène d’intérieur avec Osmond et Madame Merle dans Le portrait d’une femme, scène bucolique avec Chad et Madame de Vionnet dans Les ambassadeurs, innocentes mais où se révèle au tiers exclu de la rencontre une intimité insoupçonnée ; par la chute d’un objet emblématique d’un lien entre les personnages — coupe d’or pour la Princesse dans La coupe d’or, lettre qui tombe entre Densher et Kate dans Les ailes de la colombe , croix de Malte dans Les dépouilles de Poynton — , par un soudain effet de miroir — portrait où se reconnaît Milly condamnée, fantôme jumeau du Coin plaisant. Mais la petite différence n’est pas la révélation du secret, elle la précède ou la suit, souvent indépendante du choc qu’il provoque, et plus souvent encore, pour les intelligences en proie à la vision de la vie comme obsession, elle surgit en dix point distincts, loin de ce centre et sans rapport avec lui. Dans les parages du secret, ce qui fait la différence est plutôt le moment, postérieur quelquefois mais quelquefois même antérieur à sa découverte, où celui-ci, selon l’image dont James propose bien des variantes, est avalé. Quand Strether se trouve placé, comme le visiteur d’un musée, face au tableau de genre où Chad tient les rames d’une barque auprès de Madame de Vionnet, la campagne elle-même se transforme autour de lui, les teintes foncent, la température baisse. Quand Isabel surprend Madame Merle debout derrière Osmond assis près de la cheminée, sans contact ni paroles, elle ne surprend rien, ne voit rien, mais dans le monde entier, qu’elle s’est résolue d’explorer, les contours se durcissent définitivement. On songe à une scène primitive, mais au fond il s’agit seulement d’une forme plus intense de l’expérience quotidienne de ces personnages hypersensibles, qui semble qualitativement à part seulement parce qu’elle est quantitativement supérieure, plus dense. James parle en effet de quantité : ce qu’il faut avaler d’un coup, c’est une grande quantité. Quantité, non d’information — le secret mène sur une fausse piste — , mais d’impression. Une petite différence d’impression produit par réaction en chaîne une recoloration, voire une révolution du monde, c’est-à-dire de l’intelligence globale du personnage. Sans doute une altération telle, qui mérite plus que toute autre chose le nom d’ "événement" , peut-elle contrarier, par exemple dans le cas d’Isabel, le désir d’étendre le champ d’expérience ; mais, ironie du sort, elle en livre la vérité. Et l’événement s’est en fait reproduit, dans le cas de Strether, bien des fois hors de tout secret au sens trivial du terme, par exemple lors d’une promenade estivale dans le Jardin du Luxembourg, où soudain une vague, une décharge d’impressions l’a submergé sous l’impulsion la plus légère, celle de la lumière, celle de l’air. Ce sont ces événements, parce qu’ils sont à la fois microscopiques et mondiaux, qui lancent régulièrement à l’art de l’improvisation le défi de la subtilité, et qui lui donnent en même temps de quoi le relever. Il faut donc généraliser et affiner leur définition en deçà des coups de théâtre liés à un secret factuel.
Une petite différence sur le plan d’impression, qui est le plan commun à l’intelligence du personnage et à l’acte d’écrire, peut entraîner une modification en chaîne d’impressions sur toute la surface du plan. Le possible est ici le coeur, le seul contenu de l’expérience la plus décisive, comme l’apprend à ses dépens le héros aboulique de La bête dans la jungle. C’est cette virtualité qui fait événement, singularité absolue — virtualité critique, décision. Par elle apparaît en un point, un ici et maintenant contingent, une différentielle d’impression, une autre ligne tangente à la ligne suivie jusque-là, et qui pourrait être suivie à son tour. Cela n’est donc pas nécessairement suivi d’effet : mille tangentes de ce genre se profilent et restent lettre morte dans chaque roman de James. Mais une sensation qui ainsi fait la différence livre à l’intelligence son gradient : sa tendance vers un autre degré, qu’elle n’atteindrait pas sans modifier radicalement toutes les impressions à elle enchaînées par le flux du temps interne.
Dans ces moments l’intelligence accompagne la vie au plus loin, non plus comme ensemble de situations objectées, troué par un secret, mais comme virtualité sur le plan d’impression. Plus qu’au secret, c’est alors au secret du secret, au secret sans secret de la petite différence qu’on a affaire. Et dans le même mouvement de diffusion, de dissolution différenciée en mille micro-événements, la subtilité cesse d’être une croix pour se matérialiser dans la nuance, où l’écriture et l’intelligence dont elle décrit le pli incarnent le possible. Quand elles avalent ainsi une quantité, James qualifie les consciences de beautiful. Magnifiques, pleines d’une beauté qui tient, remarquablement, à leur absence de réaction. Lorsque Strether, lorsque Maggie ou Milly ont appris, ingurgité, digéré tout ce dont ils étaient capables, ils ne prennent aucune mesure, aucun parti autre que celui de laisser être les choses telles qu’elles leur sont enfin apparues, et de les mener ainsi, avec une douceur souveraine, à leur terme (to see them through, un autre leitmotiv). L’absence de réaction, c’est l’absence de représailles à l’encontre de la vie surabondante qui, par exemple dans le secret mais aussi bien un peu à chaque instant, s’est exposée. Il n’y a d’événement, dans ces petites différences, que pour qui sait ainsi acquiescer : une action de passivité, dirait-on en détournant la formule de Maurice Blanchot. La force même de l’expérience, sa quantité paradoxale puisqu’elle tient, dans certain pli infime du plan d’impression, à l’intensité de quelque possible, et qui toujours, fût-ce dans les sensations les plus douloureuses, liées à la trahison, reste une quantité de jouissance, voilà qui ne laisse plus de place, chez ces beaux personnages, pour le ressentiment, entraînés qu’ils sont dans un mouvement d’affirmation discrète mais exaltée pour embrasser sans cesse de nouveau le champ couvert par leur intelligence. Le secret de l’intelligence, c’est, chez eux, de recevoir ce qui ne leur est pas donné, de le laisser être, et de nuancer à perte de vue.
Sur ce plan-là, le plan unique où va le récit, non seulement l’intelligence des personnages rejoint la vie qui leur était objectée, mais l’écriture rejoint cette intelligence qui lui était objectée. Coïncidence qui saute aux yeux, fusion du plan dramatique et du plan narratif, où l’on retrouve la fluidité de ces essences vitales dont La source sacrée envisageait la transmission, dans une étonnante homogénéité de la matière verbale. Particularité que les critiques ont tôt fait de remarquer, fût-ce pour en faire grief à James : tous les personnages parlent de la même façon, et, comme un fait exprès, c’est aussi la façon dont parle le récit quand il ne les laisse pas parler. Il n’y a point, dit la critique, de " différences stylistiques " . Comment ne pas voir là le contraire d’une négligence, c’est à savoir une exigence : les différences décisives sont d’impression, que ne signalent pas des traits stylistiques — mais, on va le voir, des intonations, des accents. D’ores et déjà, on se rend à cette évidence que l’art de l’improvisation devient lui-même un art de la conversation ; la pratique de la dictée, plutôt que cause occasionnelle de cette coïncidence, en est seulement la conséquence technique nécessaire. James parle comme ses personnages, et il ne fait que parler, parce que c’est en parlant que l’on frôle les petites différences d’impression qui font événement, vaguelettes : en avançant sur un seul plan fluide. L’intelligence improvisatrice se mue en art de la conversation, en rhétorique (sont en cause les convictions, non les faits), et en rhétorique du frôlement, de la nuance de nuance. Elle passe en particulier par la reprise, dans la phrase suivante, d’une expression de la précédente qu’elle déplace en l’explicitant, comme dans un point de couture, et plus généralement par la resédimentation d’une même couche de conscience, comme une pâte repliée sous le rouleau du temps.
La fiction apparaissait, en la personne du narrateur X, comme une science de l’influence invisible. Par influence se transmettait l’intelligence, laquelle s’attache aux " événements " que l’on a tenté de définir. Or on voit maintenant que les partitions sautent : le narrateur est bien un double de l’auteur, l’exigence de subtilité est la même partout. Ne peut-on dire, alors, que la fiction est la science immanente de ces différences d’impression qui font événement ? Immanente, parce qu’il s’agit de déjouer en la dissolvant l’atroce transcendance de la vie, le sentiment de passer à côté qui soudain, pour Strether, s’évanouit dans l’air tiède du Luxembourg. L’intelligence se comporte à l’égard de ces différences comme la peau à l’égard de l’air dont la température, cette après-midi-là, rend indiscernable l’intérieur et l’extérieur. Surface sensible, tour à tour lisée, replissée, elle prolonge une impression critique, absorbe ces événements singuliers qui alors résonnent, diffusent en retour une onde ou une aura, la beauté. Sans doute le narrateur X atteint-il moins que d’autres à cette grâce. Et sans doute y a-t-il, dans chaque roman de James, un décalage temporel des savoirs qui fournit, avec leur objet secret, son principal ressort dramatique. Mais le ressort essentiel, et celui de l’écriture même, est l’acte de l’intelligence faisant advenir les micro-événements. L’acte de présence de cette intelligence, comme celle d’X, est une particulière absence : une réserve. Curieuse présence de la fiction, curieuse présence de James, étranger surassimilé, dans les salons anglais où il s’alimentait en anecdotes. Réserve pour intensifier en l’atténuant une impression critique, comme on sous-expose la pellicule pour faire sortir les gris. Dès qu’un potin s’approchait de sa conclusion, James faisait taire son vis-à-vis, puis allait rejouer à huis clos la saynète. Ainsi Jacques Tourneur, ayant fait répéter la scène qu’il s’apprêtait à tourner, disait-il aux acteurs : "C’est parfait, maintenant la même chose trois fois moins fort" Le terme de "fiction" peut tromper, qui évoque cette opposition superficielle entre elle et la réalité. Peut-on choisir celui de " prose " pour rassembler de manière terre à terre le corpus récent à partir de quoi Maurice Blanchot a pensé ce qu’il nomme écrire ? De prose seraient tous les textes — fussent-ils de poésie — qui s’attachent aux différences d’impression que produit l’existence quotidienne, contingente et laïque : les textes sans révélation, où adviennent des événements dont il n’y a pas de science ailleurs. Et, comme son nom l’indique, la prose fuirait toujours en avant, impatiente, pressante, ruserait comme l’improvisation de James avec ce qui la sépare de la vie, en produisant à son tour, à même la surface, les différences d’impression qu’elle rencontre, des subtilités qui eussent échappé à un tiers — or la prose est ce tiers exclu mais appelé, à qui elles n’échappent plus. Cette coïncidence qui fait que les événements ont lieu là, dans telle phrase funambule, cette immanence ne concerne plus la représentation. L’image intensifie et atténue simultanément son modèle — le subtilise. L’image est le tapis, comme, dans la scène de La source sacrée où se disputent devant une figurine les adorateurs du visage et ceux du masque, le visage est le masque : visage sans visage, objet sans transcendance qui n’est donc plus objecté, image dissoute au profit d’un entretien, d’un processus de différenciation infini, ou bien dont le terme serait le point où, comme le dit James, une allusion plus directe serait une allusion au néant.
Maurice Blanchot, quand il les commente, plonge rarement dans le détail des textes, dans le tunnel des phrases. À propos de James, il cite seulement la description que celui-ci fait lui-même de ses virevoltes. Il est vrai que les considérations stylistiques sont souvent décevantes, souvent manquent l’essentiel, et je serais incapable de m’y livrer ici sans tomber dans la cuisine. Mais la richesse événementielle de cette prose — si différente de celle de Proust, et en un sens plus immédiatement débordante parce que placée sous le seul signe du présent narré — à peine envisagée donne à penser : la négociation phrase à phrase avec les différences d’impression qui font événement, l’entrelacement des flux de consciences elles-mêmes transformées à chaque page, la courbe de la phrase d’abord improvisée qui réalise la complexité maximale dans le parlé-dicté, cela forme un tapis d’une densité, une déclaration d’une force affirmatrice irrésistibles. Le secret et la subtilité, et derrière eux le spectre de l’incommunicable et de l’indéchiffrable, n’y produisent plus qu’un décalage moteur, et il relance plutôt qu’il n’arrête le mouvement. Si ces livres sont bien hantés, c’est une hantise joyeuse. Et les fantômes, c’est connu, sont aussi des farceurs.
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IV. Bavardage.
Reste l’échec apparent sur quoi se clôt La source sacrée. Que devient la force affirmatrice de cette prose, dont la charge est confiée sans retour au narrateur X, quand son interlocutrice lui oppose une fin de non-recevoir ? Bavardage. Tout ce qu’X a perçu, la somme de ces impressions qui faisaient pour lui la différence et dont les plus décisives lui furent ici aussi fournies par un tableau de genre — May Server alanguie se croyant seule, dans une enclave du jardin où chaque détail sent la désolation — s’effondre en un instant. La dernière phrase du livre ne peut que hanter le lecteur. James n’a jamais fini comme ça. Et en effet, tenaillé par une terreur superstitieuse de ne pas finir, il déclara que ce livre était un monument élevé à cette superstition. Dans ceux qui suivront, l’épuisement de l’intelligence et l’inachèvement de l’action produiront en s’associant un suspens dont Edith Wharton se plaignit en des termes qui rappellent Beckett : cela ne peut pas continuer, cela doit continuer. En vertu de ce suspens — forme ultime du dilemme, qui par exemple paralysait Fleda Vetch au coeur des Dépouilles de Poynton — les personnages, sursaturés d’impressions-événements, flottent dans un éther où le mouvement est désormais aussi nécessaire qu’impossible. Mais ici, plutôt qu’un suspens, c’est une tension insoutenable que provoquent les derniers mots du narrateur au sujet du réquisitoire de l’interlocutrice contre son intelligence. Les voici : Plus jamais, à coup sûr, je ne collaborerais sur-le-champ [quite hang together]. Ce n’était pas tant que je n’eusse pas au moins trois fois sa méthode. Ce qui me manquait trop irrémédiablement était son intonation. Pour résoudre cette tension une interprétation s’est vite offerte : la victoire de l’interlocutrice serait celle de la réalité — menaçante comme l’arrivée imminente de ses ambassadeurs dans le roman qui porte leur nom —, sur la fiction. Cependant X, s’avouant vaincu, ne parle pas de réalité, pas même de vérité, mais bien d’intonation (tone). Ce que lui dit Grace à cet instant, dans cet endroit, a un accent de vérité, voilà tout. Que lui aussi soit capable d’un accent de vérité, les minutes de son bavardage l’ont prouvé sur plus de deux cents pages. Cette fin abrupte ne signifie pas que l’intelligence emballée, débordant la vie qu’elle traquait, finit par être précipitée par elle dans le vide. Elle ne signifie pas non plus, comme l’hypothèse en a aussi été émise, le contraire. Elle signifie tout autre chose : qu’il n’y a que des accents de vérité.
L’accent, le ton, est la pente que prend une ligne de sensations à partir d’une différence d’impression, d’un point-singularité qui fait événement. Clinamen et chocs. Les accents sont de petites déclivités sur le plan d’impression. Ils se connectent entre eux et l’un l’emporte provisoirement sur l’autre dans une interminable conversation. Les "personnes " sont moins les propriétaires que les effets de leur accent momentané : au début de La coupe d’or, le Prince déclare ainsi, parlant de son beau-père, qu’il aime l’accent qui l’a rendu possible. Il n’y a pas concurrence de plusieurs plans — intelligence et vie, imaginaire et réel — mais un seul, et il n’y a de réalité qu’infléchie par un accent. On peut certes voir là une version littéraire de la thèse centrale pour le pragmatisme du frère William James. Mais il s’agit de bien moins ou de bien plus qu’une thèse, parce qu’elle décide immédiatement de la littérature comme telle. Plusieurs chaînes d’impressions se mesurent, plusieurs visions de la vie comme obsession, plusieurs paroles, mais, dans leur conflit, qui est plutôt leur connexion et leur relance réciproque sur le même plan, rien ne distingue le bavardage d’une éventuelle parole authentique. De fait, tout chez James est bavardage, art d’improvisation qui est art de conversation ; de ses livres plus que de tout autre monte, dès qu’on les ouvre, une parole bourdonnante, assourdissante. L’intériorisation du théâtre, dont James se contenta d’abord (dans The Awkward Age), quand il eut échoué à la scène, d’appliquer au roman le code dramatique, est achevée dans la dernière trilogie. En outre, la loi de composition des points de vue y a pour effet principal d’enfermer chaque parleur dans son propre incessant babillage, qu’il soit direct enchaîné ou indirect libre. Non seulement la littérature ne revendique plus, ici, une parole authentique remédiant à la parole quotidienne dégradée — parole du "on " de Heidegger — , mais elle travaille de toutes ses forces à rendre cette distinction caduque.
Parmi les textes de Maurice Blanchot qui résonnent pour moi comme si je les avais appris par coeur (on en vient toujours, au sujet de Blanchot, à parler de hantise), c’est La parole vaine, publié en postface avec Le bavard de Louis-René des Forêts, qui revient le plus souvent. Je ne sais pourquoi — et j’espérais que ce détour par James m’aiderait à le comprendre — , la limite dont il parle ici, et que pourtant il n’a cessé d’interroger, et de façon encore plus bouleversante peut-être dans ses récits, me fascine plus qu’ailleurs ; peut-être parce qu’elle s’expose sous des dehors presque banals, et que la littérature à cette limite s’expose au risque le plus extrême et en même temps le plus direct et terre à terre, celui, justement, d’une folle banalité. Bavarder, ce n’est pas écrire. Et pourtant, il se pourrait que les deux expériences, infiniment séparées, soient telles que plus elles se rapprochent d’elles-mêmes, c’est-à-dire de leur centre, c’est-à-dire de l’absence de centre, plus elles se rendent indiscernables, quoique toujours infiniment différentes. N’est-ce pas ce que fait James d’un seul mouvement : abolir cette séparation infinie du bavardage et de l’écriture, glisser sans s’y appesantir, en bavardant, sur l’incommunicable et l’indéchiffrable, et avec une légèreté confondante ? Les tons, les accents de vérité convertissent le secret et la subtilité en nuances de nuances, la gravité en acuité. Parce que le bavardage ne leur fait pas peur des voix suraiguës rivalisent, font la course. Rien que de très banal. Et le plus troublant, quand le bavard X est enfin interrompu, ce n’est pas la question sans réponse de l’authenticité, c’est le sentiment que maintenant elle n’a plus aucune importance.
La double relation que Maurice Blanchot établit entre bavarder et écrire — infiniment séparés, indiscernables — donne à penser que le bavardage est le double vulgaire, grinçant, de ce qu’il pense de plus haut sous le mot écrire : le neutre. Parler sans commencement ni fin, donner parole à ce mouvement neutre qui est comme le tout de la parole, est-ce faire oeuvre de bavardage, est-ce faire oeuvre de littérature ? Et sans doute la parole du Bavard de Louis-René des Forêts est-elle encore une forme bien hiératique de cette sorte dégradée de parole. Mais, jusque dans sa vanité la plus banale, où justement (quoique ce ne soit sans doute pas ce que Blanchot veut dire) il se rapproche de lui-même, le bavardage a toujours affaire, comme la voix du neutre, à l’inconnu, sur quoi il mord, apparemment sans conséquence, en nuançant ; comme elle, il échappe à qui le prononce et ne tient plus compte de lui-même ; comme en elle, c’est en lui le sens du sens qui est en cause, en l’occurrence parce que le bavardage tourne tout sens en ridicule. Cependant, c’est aussi par le dérisoire que le bavardage s’éloigne infiniment de la voix du neutre et la compromet cruellement. Là où elle opérait une réduction de réduction simulée, il prolifère anarchiquement ; là où elle effaçait tout accent individuel, il multiplie les accents de vérité concurrents et provisoires. Là elle se faisait spectrale, absente, il est criard, envahissant.
Plutôt qu’une forme de parole où, comme dans la voix narrative, le neutre se profilerait, le bavardage pris en ce sens n’est-il pas son malin génie ? Et "bavardage " ne serait-il pas aussi le nom, non ironique, d’une prose particulière, aiguë plutôt que grave, comme emballée ? Une prose qui, paradoxalement, entre les deux lignes parallèles tracées par Maurice Blanchot, se définirait, en une légère inflexion, par celle du verbe " bavarder " davantage que par celle du verbe "écrire " . Mais n’aplatirait-elle pas tout dans une immanence illusoire, superficiellement positive, où la multiplicité des accents de vérité encouragerait un relativisme finalement confortable ? Non, si ce qui relance l’improvisation et la conversation, qu’il s’agisse du secret qu’il faut taire, de la subtilité qui échappe, ou de l’incommunicable et l’indéchiffrable, a bien la forme du négatif. Seulement le négatif — ce qui se dérobe dans l’écriture et par là travaille à sa perte — ne se pose pas en face du bavardage comme la " négativité " , cette hypostase devenue fourre-tout. Le négatif n’est plus ici ni l’un des pôles d’une dialectique, ni une hantise paralysante parce qu’il demeurerait hors d’accès pour toute dialectique. Dans le bavardage le négatif passe : en deçà des oppositions dialectiques, mais en deçà aussi de l’opposition entre le dialectique et le non dialectique ; il apparaît, mais au passage, passagèrement. Et, de même que " le plus profond, c’est la peau " , il n’est rien, peut-être, de moins oiseux que la légèreté de ce passage, rien de moins superficiel que ce bavardage-là. Comme un malin génie, il s’écarte pourtant du neutre auquel il semblait parallèle, voire secrètement équivalent. Car, tandis que le neutre, ni cette voix ni cette autre, est hors ton, dans le bavardage le ton règne sans partage.
Cela n’empêche pas, bien sûr, qu’il y ait dans les livres de Maurice Blanchot, autant que dans les romans de Henry James, un ton inimitable. J’aimerais pouvoir en parler, mais je sais que d’autres, qui le connaissent et habitent ses livres beaucoup mieux, le feront. Il appartient à ce ton d’emporter des questions aussi graves que l’incommunicable et l’indéchiffrable — le désœuvrement, la mort, le ressassement, la loi, qui ne sont plus des questions, ni des thèmes, ni peut-être des concepts — dans un mouvement qui confère à chacun de ces mots une alacrité insolite. Plus cette intonation est grave, plus la pensée semble s’accélérer, comme si la gravité était soumise par la vitesse à un effet Doppler. Il s’agit bien d’un accent, qui infléchit et fait remonter la voix au plus près d’une limite. Bien entendu, la voix de Maurice Blanchot n’est pas la voix du neutre, qu’elle pourchasse par des doubles négations et qu’elle appelle, au-delà des négations, par une passivité affirmatrice plus consciente que dans n’importe quelle autre voix, qu’elle soit de fiction ou de commentaire, ou de commentaire sous-jacent à la fiction. Néanmoins, cet appel du neutre, de plus en plus obsédant, est ce qui donne son ton à la voix de Maurice Blanchot. On pourrait l’appeler l’ "accent du neutre " , à condition d’entendre dans ce lien une provenance plutôt qu’une attribution. Le neutre sans accent donne à ces livres l’accent que j’ai maladroitement décrit. Et leurs derniers mots, plus que des questions ou des concepts, sont des effets, des créatures de cet accent. Comme du personnage de La coupe d’or, on aime donc, chez Maurice Blanchot, l’accent qui l’a rendu possible.
Cette question d’accent, pour futile qu’elle puisse paraître au regard des enjeux théoriques de ces livres, je crois qu’elle fut déterminante pour les lecteurs de mon âge quand ils les découvraient. Une œuvre en voie d’achèvement qui se vouait à l’absence d’œuvre et à l’inachèvement appelait avec une force extraordinaire. Qu’appelait-elle ? Chacun sur un ton qui lui était propre et tout autre que celui de Blanchot, un philosophe pouvait la commenter, un écrivain pouvait s’en nourrir, puisant dans quelque chose comme la pensée la plus puissante de la modernité littéraire. Mais, pour qui ne serait peut-être ni l’un ni l’autre, il était tentant d’imiter ce ton, de s’en inspirer au sens vulgaire du terme. Alors — les exemples ne manquent pas — , il se passe une chose curieuse, sans doute parce que ce ton est à la fois un accent imitable et le neutre dans tout accent : par le ton mimé, ce qui est perdu, ce qui est le plus endommagé, c’est le ton même. Pour le dire autrement, c’est la provenance du ton, l’accent comme inflexion ou effet d’une pression, qui disparaît derrière une provenance factuelle, une influence, et derrière les traits superficiels de la voix, ses effets analysables en termes d’affects et de concepts. Dans une telle transaction, comme au jeu de l’influence décrit par La source sacrée, les donataires gagnent plus qu’il n’ont reçu, mais le donateur ne perd pas moins que ce qu’il a donné — deux fois hélas. Et reste alors ce à quoi Maurice Blanchot, grâce à l’entraînement de sa phrase, à la pression de sa pensée, ne s’est justement jamais laissé piéger : un pathos, une thématique. Sans doute est-ce là le paradoxe de tout héritage littéraire ou intellectuel. Mais, parce que cette oeuvre ne se laisse justement cadrer ni par " le récit " , ni par " la philosophie " , ni par " l’oeuvre " que formerait son legs et dont elle promet l’absence, la voix, ou plus exactement l’accent que lui donne le neutre sans pour autant s’y incarner ni le transmettre, est pour elle plus que pour toute autre la question cruciale. Maurice Blanchot nous la laisse, et en la laissant en suspens nous lui rendons l’hommage du vaincu de La source sacrée : nous manque irrémédiablement son intonation.